Lecture : L’art et la société industrielle

Je suis constamment amené à réfléchir à ma propre pratique artistique. Pourquoi est-ce que je préfère faire les choses ainsi et pas autrement ? À quelles règles m’astreindre, lesquelles dépasser ? Avec quels outils ? Pourquoi et comment éviter l’usage de l’ordinateur, de la technologie, voire de l’électricité ? etc.

 

Ces questions me travaillent, et c’est en faisant que j’y trouve la plupart des réponses, dans la pratique elle-même, dans le geste. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « art » partage la racine indo-européenne ar- avec armus « haut du bras », ritus « rite » et arthron « articulation » ; ce qui suggère que pour nous, tout semble commencer avec un geste, un mouvement de bras ritualisé.

 

En outre, la pratique artistique n’est pas seulement une question de préférences individuelles, elle est largement déterminée par le contexte social, économique historique et politique. Pour penser l’art aujourd’hui, pour réfléchir à notre rôle d’artiste, il faut étudier la civilisation industrielle capitaliste triomphante à laquelle nous appartenons, ainsi que la culture de masse et du divertissement qu’elle produit. Et en fait, ça tombe bien, d’autres l’ont dit avant moi, mieux que moi. Comme par exemple Jacques Ellul, grand penseur écologiste de la technique, qui écrit en 1980 L’empire du non-sens, l’art et la société technicienne, réédité aux Éditions L’Échappée en 2021. Il met des mots sur ce que je n’arrivais pas à formuler, et plus encore.

 

Dans cet ouvrage, Ellul décrit des tendances de fond, toujours valables aujourd’hui, à l’ère des images générées par « intelligence artificielle » : l’Art est devenu la Technique, évacuant le sens au profit d’un ensemble d’opérations et de procédés. L’artiste, même le plus « révolutionnaire et subversif » – et surtout le plus « révolutionnaire et subversif » – est progressivement réduit à n’être qu’un technicien, absorbé par la froideur de la dispositifs et de la « révolution numérique ».

 

D’un côté l’art contemporain ne veut plus produire de sens, de symboles et d’idées, seulement des formes et des sons (les musiciens d’aujourd’hui disent qu’ils « produisent du son », non plus une combinaison de sons agréables à l’oreille).

 

De l’autre, le message pseudo-rebelle prend le pas sur la forme : « l’amphigouri du discours cache son néant ». L’artiste cherche désespérément à faire scandale dans une surenchère d’individualisme, de narcissisme et de transgression (en parfait accord avec l’idéologie libérale dominante) ; exprimant également la domination dualiste de la pensée sur la matière, de l’esprit sur le corps, etc.

 

Dans la préface de l’ouvrage, Mikaël Faujour dit quelque chose de très juste à propos de ce rapport technicien à la matière :

 

« C’est se dépouiller de ce qu’il y a de plus profond et de plus vrai dans l’acte créatif : la résistance du matériau qui à son tour modèle le créateur. C’est s’amputer d’une part d’imprévu, de hasard, d’exploration incertaines et mystérieuse – de soi, du monde, de la matière, des symboles. Quand un artiste produit un protocole, une performance, une installation qui se contente d’illustrer un concept sans se collecter le travail d’un matériau, il se fait le relais d’une pensée de la maîtrise, et par là de ce complexe de toute-puissance surplombante et planificatrice qui caractérise la pensée technicienne. »

 

C’est exactement ce que je recherche dans le matériau (que ce soit le papier, la colle, la peinture, le piano, le violon, la lumière du soleil, etc.) : une résistance et une part d’imprévu dans mes tentatives de le modeler pour raconter une histoire. Une processus créatif vibrant et vivant c’est une aventure, une exploration, c’est prendre le risque de ne pas arriver à la destination désirée. Il faut passer par la matière. L’ordinateur étant une machine programmée pour faire ce qu’on lui demande, c’est pour cela que j’essaye de repousser ou déjouer son usage, par toutes sortes de compromis. Ou bien je vais utiliser des stratagèmes pour introduire des éléments de hasard dans mes procédés, vu l’état avancée de colonisation de nos existences par la Machine. Ellul écrit :

 

« Car il est bien évident que nous en revenons toujours là : si l’art est essentiellement porteur de sens, l’ordinateur n’a rien à y faire. Si l’ordinateur s’impose à nous dans l’évidence de sa splendeur, alors il faut que l’art n’apporte plus de sens. Car l’ordinateur peut tout (c’est à voir, mais admettons-le), sauf être créateur de sens pour cet étranger que lui est l’homme. »

 

Un autre problème auquel nous sommes confronté·es est celui de la liberté (toute relative et même assez factice). Voici comment Ellul le présente :

 

« Mies van der Rohe disait, après beaucoup d’autres : “ Il n’est pas bon d’avoir trop de liberté, les contraintes sont les meilleurs stimulants de l’architecte. ” Et si le rée, si la tradition, si le sens n’imposent plus aucune contrainte, alors l’artiste va se fabriquer lui-même son petit jeu de règles ; s’il n’y a plus de référence extérieure, on y supplée par un réseau théorique, élaboré de manière parfaitement gratuit. […]

 

Nous sommes en présence d’une liberté… à laquelle l’artiste ne peut échapper. Et qui de ce fait le place dans une situation difficile. Car jamais l’artiste n’a rencontré non plus de pareils problèmes. Et, rejoignant ce que nous écrivions plus haut, le premier de ces problèmes provient justement de la perte des traditions.

 

Autrefois, l’artiste, pris dans un réseau de traditions éthiques et sociales qui se traduisaient directement dans un certain style esthétique, avait des points de repère, obéissait à un ensemble de règles et de formes qui à la fois bridaient ses possibilités, mais en même temps lui permettaient de faire porter son génie sur tel ou tel point exact. La tradition lui donnait un point d’appui pour aller au-delà, les règles lui servaient à éprouver la force de son pouvoir créateur. Il y avait donc là non pas seulement des obstacles, mais des tremplins.

 

La civilisation technicienne a brisé l’éthique coutumière comme le contrôle social, et les formes esthétiques évoluant lentement. Elle a précipité l’artiste, disons-nous, dans la liberté, mais une liberté essentiellement faite de vide. L’artiste peut tout faire, mais n’étant plus inséré dans un milieu traditionnel, il ne peut éviter l’angoisse d’une absence de continuité. Il est tenu de repartir de zéro, parce que tout a été remis en question par le choc des techniques. Et ce n’est pas par hasard si on interroge les arts primitifs, si on redécouvre la valeur des formes les plus anciennes : on va chercher sa leçon parmi ceux qui, eux aussi, ont dû partir de rien, ont regardé le monde avec un œil dépouillé, ont cherché dans ce commencement une expression esthétique, comme l’artiste aujourd’hui est obligé de chercher dans un nouveau commencement. »

 

Tout ceci résonne beaucoup avec ma propre expérience et mes questionnements. Si l’art a longtemps été le reflet du monde naturel, aujourd’hui il est essentiellement le reflet de notre nouvel environnement, notre « technotope » (Le règne machinal, Pièces et mains d’œuvre). Nous vivons dans un environnement technique, artificiel, planifié, fabriqué en série, toxique, fou, violent. Tout est inspiré par ce milieu ; l’art moderne et contemporain en est la traduction. Alors que la vie est gratuite, hasardeuse, singulière ; l’industrie est marchande, programmée, uniforme. Ainsi, « tant que l’art sera moderne, il reflètera l’absurde »

 

Il reste cependant un espoir pour l’art de retrouver sa vitalité : « s’il rompt brutalement avec le système technicien ». À mon avis, il paraît impossible d’échapper à ces tendances, et de retrouver les conditions nécessaires à l’expression vibrante de notre sensibilité, tant que la civilisation industrielle, qui détruit la vie sur terre, existe et maintient son emprise sur nos vies et nos conditions matérielles d’existence. Raison de plus pour en finir. En outre, ce n’est pas en changeant l’art qu’on empêchera cette civilisation de dévorer le monde, il va falloir un peu plus de force.

 

D’ici là, afin de ne pas nous laisser totalement engloutir par la Machine, nous pouvons résister de plusieurs façons :

 

  • cesser de nous passionner pour les nouveaux matériaux, machines, procédés, gadgets, produits par la technoscience ; abandonner le fantasme de toute-puissance et redescendre sur terre ;
  • réinventer les valeurs, l’éthique, le sens, la sagesse contre le « non-sens » de la société industrielle capitaliste ;
  • conquérir notre autonomie, autant que possible, c’est-à-dire prendre de la distance avec cette société et son imaginaire, afin ne pas lui être complètement aliéné·es;
  • soutenir et prendre part au mouvement politique qui s’y oppose.

 

Voilà où j’en suis actuellement.

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